IN MEMORIAM : | (1920-1998) |
«Les formes élégantes qui caractérisent l'art des peuples de la côte ouest, tant à l'heure actuelle qu'autrefois, est en grande partie attribuable à leur vocation maritime... Autant les embarcations à tête d'oiseau de la côte ouest de l'île de Vancouver, avec leur proue de clipper, que les pirogues nordiques à la forme plus dynamique, à la proue étagée et à la poupe élevée, constituent des exemples des plus belles embarcations que l'homme a jamais imaginées.»
Traduction libre, d'après Bill Reid "Lootaas, 'wave-eater', The Voyage Home", (non publiée), juin 1987«La pirogue haïda est aussi magnifiquement conçue et décorée que n'importe quelle autre embarcation ouverte jamais créée.»
Traduction libre, d'après Bill Reid, cité dans Moire Johnston, "Homeland of the Haida," National Geographic, juillet 1987, p.109
Pour les Haïdas, la pirogue était plus qu'un simple moyen de transport; elle était un moyen d'échange social et un instrument de cérémonie qui se trouvait au cœur de leur vie culturelle. La fabrication de pirogues avait été une entreprise importante et profitable pour les Haïdas avant l'arrivée des Blancs. Les pirogues haïdas étaient recherchées et on pouvait les échanger contre des marchandises produites par d'autres peuples de la côte ouest. Après l'avènement des bateaux propulsés par moteur à essence dans les îles de la Reine-Charlotte au début du XXe siècle, les pirogues de haute mer traditionnelles des Haïdas ont été brûlées ou abandonnées à la pourriture.
Charles Edenshaw, le grand-père de Bill Reid, avait été pêcheur, menuisier et expert en construction de bateaux -- compétence qui ne fit qu'augmenter le respect que Bill Reid éprouvait pour lui. Il ne fait d'ailleurs aucun doute que ces antécédents ont exacerbé la fascination que la pirogue de haute mer traditionnelle des Haïdas exerçait sur Bill Reid, comme objet alliant perfection fonctionnelle et élégance visuelle. Il était d'avis que la pirogue était le plus important des artefacts utilisés par les peuples de la côte ouest et que le tour de force qui devait être réalisé pour extraire la forme d'une pirogue d'un thuya géant a influencé de façon clé l'évolution de l'art de la côte ouest. Il était fasciné par l'une de deux pirogues datant du XIXe siècle qui se trouvaient au Musée national de l'homme -- d'autant qu'elle avait été décorée par Edenshaw, mais déplorait qu'elle ne soit pas exposée au public (ce qui fut d'ailleurs rectifié une fois que le musée eût pris possession de ses nouveaux quartiers au Musée canadien des civilisations). Quoique les techniques de fabrication de ces pirogues n'aient pas été transmises à sa génération, Bill Reid était convaincu qu'il pourrait en découvrir le secret en
consultant des ouvrages, en étudiant les vieilles pirogues et, surtout, en mettant la main à la pâte.
Expo 86, à Vancouver, tomba en plein dans une période où Bill Reid était obsédé par l'idée que la pirogue haïda était un paradigme de la culture haïda. Son importance primordiale avait été reconnue par le révérend William Collison, qui avait intitulé ses souvenirs de la première mission chez les Haïdas In the Wake of the War Canoe (Dans le sillage de la pirogue de guerre). Reid reçut commande de sculpter et de peindre une pirogue de guerre de 15 m dans un tronc de cèdre rouge pour cette exposition internationale. Il accepta de réaliser pour le Musée canadien des civilisations une réplique en fibre de verre de cette pirogue pour pallier aux fluctuations des conditions climatiques. Il la baptisa Lootas. Chacune de ces nouvelles pirogues devait être la réplique exacte de l'autre : l'une serait principalement ornée de lignes figuratives noires, l'autre de lignes figuratives rouges. Une des pirogues fut ainsi baptisée Aigle noir et l'autre Corbeau rouge.
Le projet prit donc forme : il consistait à bâtir le Lootaas, qui serait exposé à l'Expo 86 dans le cadre d'une exposition mondiale d'embarcations organisée par la Bank of British Columbia. Conçue par Reid et fabriquée sous sa supervision par des jeunes sculpteurs de Skidegate, la construction de cette pirogue devint l'un des projets les plus épineux et fascinant jamais entrepris par l'artiste. Toutefois, lorsqu'elle fut terminée, Reid en vint à la considérer comme la plus grande de ses réussites.
Il construisit d'abord une pirogue côtière de 7,5 mètres (inspirée d'un modèle de 2,5mètres qu'il fabriqua en premier) afin d'acquérir une expertise technique. L'embarcation était inspirée d'une pirogue qui faisait partie de la collection du musée d'anthropologie de l'UBC. Cette première pirogue a été mise à l'eau dans le ruisseau False de Vancouver en octobre 1995 et s'avéra conforme aux attentes de Reid sur le plan de l'apparence et de la fonction. La construction de la pirogue de haute mer grandeur nature avait déjà débuté; le Lootaas fut construit à Skidegate et c'est là qu'il fut mis à l'essai en avril 1986. La proue et la poupe étaient décorées à l'effigie de l'Épaulard, d'où le nom de l'embarcation, Lootaas, puisque «Loo Taas» signifie «dévoreur de vagues».
Les deux embarcations, la petite et la grande, furent exposées à l'Expo 86. L'été suivant, le Lootaas fut ramené par voie des eaux à Skidegate, ce voyage de 600 milles constituant un espèce de pèlerinage puisque les voies maritimes empruntées étaient celles que fréquentaient autrefois les Haïdas pour commercer. Des chefs haïdas, des aînés et d'autres se réunirent sur la plage aux abords du village -- plage qui, il y a 150 ans, aurait été noire de telles pirogues -- pour voir de leurs yeux un événement auquel peu d'entre eux avaient assisté auparavant. Ils accueillirent officiellement le Lootaas, première pirogue neuve construite selon la tradition à accoster à cet endroit depuis le tournant du siècle. En 1989, des rameurs haïdas ont remonté la Seine de la mer jusqu'à Paris afin que la pirogue soit incluse dans une exposition des œuvres de Bill Reid présentée au Musée de l'homme.
La réussite de Bill Reid n'est pas limitée à la création d'une pirogue unique pour réaliser son aspiration initiale. L'intérêt qu'a engendré le projet a incité d'autres artisans haïdas à essayer eux aussi de fabriquer des pirogues. Comme il se doit, c'est dans le Lootaas que les cendres de Bill Reid ont été transportées jusqu'à Tanu avant d'être répandues sur le sol du village ancestral de sa grand-mère.