La pêche dite " à la morue verte " se faisait
en pleine mer sur les bancs aux environs de Terre-Neuve. On
l'appelait aussi " pêche errante ", car une fois
banqué (arrivé sur le banc), le pilote mettait son
navire en dérive, tentant de suivre les déplacements
des bancs de poissons. La morue verte n'était pas une
espèce particulière de poisson, mais simplement le
cabillaud de l'Atlantique (Gadus morhua) fraîchement
pêché, qu'on avait étêté,
éviscéré et salé.
Les navires employés pour cette pêche étaient
généralement de petit tonnage, soit de 60 à
120 tonneaux (90 tonneaux en moyenne). Ils comptaient un
équipage de dix à douze marins, deux jeunes novices,
un mousse, un pilote dirigeant la manuvre du navire et un
capitaine maître à bord et patron des activités
de pêche et de commerce. Les marins pêcheurs
pêchaient, tandis que les officiers, les novices et les
mousses préparaient le poisson, le salaient et l'empilaient
dans la cale. Ces campagnes de pêche exigeaient un
avitaillement permettant de vivre plus de neuf mois en mer et une
quantité importante de sel pour la conservation du poisson.
À la fin de sa campagne, le navire revenait avec ses morues
salées à son port de décharge sans avoir
touché la terre. La morue verte était, avec le
hareng, l'un des poissons préférés des ports
des côtes de la Manche, et sans aucun doute le favori des
provinces de France situées en deçà de la
Loire.
Entre 1744 et 1748, au lendemain de la guerre de la Succession
d'Autriche, le nombre de navires de Honfleur engagés dans
la pêche lointaine sur le Grand Banc de Terre-Neuve avait
considérablement diminué. Le 8 mars 1751, M.
Thirat, commissaire aux classes, écrivait au sujet de
Honfleur 8 :
" La pesche de la morue a toujours fait le principal objet
du commerce de cette ville. Cependant, lorsqu'il a esté
le plus en vigueur, le nombre des bastiments expédiés
pour cette pesche n'a jamais excédé celui de 52. La
guerre l'avoit fait presque entièrement tomber par le
dépérissement et la prise de la plus grande partie
des vaisseaux. En 1748, il ne fut armé pour le Banc que 13
à 14 navires. Aujourd'hui il s'en expédie 61 du port
de 80 à 200 tx et c'est du côté de cette pesche
que le commerce s'est icy fortement augmenté.
Ces vaisseaux sortent d'Honfleur avec leur lest pour aller
prendre leur sel dans les différents ports de l'île
de Ré ou de la rivière de Seudre. Leur sel
embarqué ils font voile pour se rendre sur le Banc de
Terre-Neuve. Après la pesche ils reviennent en grande
partie dans leur port d'armement et les autres vont à
Dieppe, quelques-uns au Havre.
...On estime qu'il se consomme en cette ville et lieux
circonvoisins de 4 à 500 000 morues... "
Revenons à Jean Marin Le Roy, pilote du
Saint-André qui, au milieu de la baie de Seine,
au nord du village de Vasouy, attend des vents favorables pour
entrer dans la Manche. Le Roy n'en était pas à
son premier voyage de pêche. Ses journaux de bord
rédigés en 1752 et 1753, qui nous sont parvenus
en très mauvais
état 9,
témoignent à tout le moins de deux campagnes
antérieures au voyage qui nous intéresse. Il
avait déjà franchi l'Atlantique sur un navire
appelé le Maréchal de Saxe, commandé
par le capitaine Nicolas Fafard, un vieux loup du Banc, lui
aussi de Honfleur.
Ces campagnes précédentes avaient
été assez semblables à celle que Le
Roy entreprenait en 1754. Il avait à peu près
le même nombre d'hommes à bord et un navire de
même taille. Mais elles s'avéraient
différentes sur quelques points : a) elles avaient
été entreprises
tardivement 10;
b) le Maréchal de Saxe était parti de
Honfleur directement vers le Banc; c) ce navire avait
été avitaillé entièrement dans son
port d'attache et approvisionné en sel des greniers
à sel de Honfleur; d) les équipages ne
comprenaient pas de chirurgien, car l'ordonnance de 1681 en
exigeait un sur les navires comptant 20 hommes et plus.
L'absence d'un chirurgien compétent fut sans doute
amèrement regrettée au cours de ces voyages.
En 1752, le Maréchal de Saxe, armé d'un
canon et de deux fusils, comptait 15 hommes d'équipage,
incluant le capitaine. Partis de Honfleur le 14 mai, ils mirent
fin à leur pêche le 27 octobre, ramenant
10 900 morues. Ils rentrèrent hâtivement
à bon port le 25 novembre, car un mois plus tôt
le capitaine Fafard avait dû faire appel au chirurgien
d'un navire pêchant non loin du sien.
Ayant visité l'équipage qui se plaignait de
maladie, ce chirurgien avait constaté que les plaintes
des pêcheurs étaient fondées. D'ailleurs
nul besoin d'un chirurgien pour se rendre compte que le
capitaine Fafard lui-même gisait " dans sa
cabane ", son lit, pris d'une fièvre violente
qui le consumait depuis dix jours. Jean Marin Le Roy
était lui aussi accablé par la maladie, trop
faible pour remplir son devoir. Après consultation
avec le chirurgien venu à leur chevet, Fafard et Le
Roy décidèrent de
débanquer 11
et de faire route de retour. À la suite des plaintes
de l'équipage, le capitaine fit faire l'inventaire
des boissons et constata que depuis un mois environ les
cidres et autres breuvages avaient aigri et qu'ils
étaient devenus imbuvables. Le chirurgien était
convaincu que ces boissons étaient la cause de la
maladie de l'équipage. Fafard aurait voulu rester
encore quelques jours pour compléter sa pêche,
mais, les 26 et 27 octobre, trois hommes de plus étaient
retenus dans leur cabane. Le 28 à une heure et demie
du matin le navire quitta le Banc.
Ce n'était pas le premier navire aux prises avec des
vivres ou des boissons avariés! Déjà en
1700, au cours de leur campagne, plusieurs pêcheurs du
Havre-de-Grâce avaient été malades et 14
matelots étaient morts durant le voyage de retour. La
qualité des cidres était particulièrement
mise en cause, car cette boisson, lorsque trop coupée
d'eau (généralement une mesure de cidre pour
trois d'eau), se conservait moins longtemps et perdait sa
valeur antiscorbutique. Il est peu probable que les cidres
étaient la seule cause de
maladie 12.
La pauvre qualité du biscuit, du beurre, des viandes
salées et des légumes secs constituaient autant
de dangers qui, alliés à la pauvre condition
physique des pêcheurs eux-mêmes, pouvaient rendre
la santé très précaire sur un navire en
mer pendant plus de six mois. Après 1748, les armateurs
de Honfleur, ayant du mal à recruter leurs
équipages, sont devenus moins exigeants quant à
la sélection des marins pêcheurs. Le port de
Honfleur avait pour arrière-pays le riche pays d'Auge,
où il était déjà plus difficile de
trouver des hommes prêts à s'embarquer comme
pêcheurs. La faible natalité en Normandie à
la fin de l'Ancien
Régime 13
obligeait les armateurs à mieux payer les gens de mer
de la région ou à recruter des pêcheurs
ailleurs. Certains capitaines rognaient donc sur les vivres
et les boissons pour augmenter leurs profits.
Le 9 mai 1753, le Maréchal de Saxe
était à nouveau sur le Banc avec
déjà la maladie à son bord. Le
contremaître souffrait d'une pierre au rein qui le
tourmenta jusqu'au 17. Le 12, un matelot fut accablé
d'un panaris dont il ne se débarrassa que le 28. Comble
de malheur, le capitaine souffrait d'une grosse pierre et
d'affliction de poitrine ainsi que d'une grande faiblesse au
cur. Il était encore malade à la fin du
mois.
Peu après, le sel nécessaire à la
conservation de la morue se révéla de très
mauvaise qualité. Le
saleur 14
dut en jeter 40 mannes au cours du mois de mai et cent de plus
en juin, qui s'avéraient être " de la vieille
saumure ". Les greniers à sel de Honfleur
étaient en cause. On avait transporté le sel
conservé sous bonne garde dans ces entrepôts en
pierre construits au cours du siècle
précédent sur une ordonnance du ministre des
Finances de l'époque, Colbert. C'est là que l'on
entreposait le sel indispensable, entre autres choses, aux
armements de pêche, qui devaient payer la gabelle. En
juillet on constata que les tonneaux remplis de cidre et d'autres
boissons avaient coulés. Les liquides s'étaient
répandus et avaient gâté beaucoup de sel
à fond de cale.
Le 12 juillet, un matelot a perdu un doigt quand une vergue
de misaine dont
l'estrope 15
s'était rompue est tombée. Le 15 un marin tomba
malade d'un point de côté, de maux d'estomac et
d'une fièvre. Le 18 un autre fut atteint par la maladie.
On mit la chaloupe à la mer pour aller demander au
capitaine Delahaye le jeune d'envoyer son chirurgien pour
traiter les malades de plus en plus nombreux. Le 26, les
chirurgiens des capitaines Delahaye le jeune, Delahaye
l'aîné, Bréhaut l'aîné et
Aufray venaient au chevet du capitaine Fafard et des nombreux
matelots malades à bord du Maréchal de Saxe.
Ils revinrent le 27 et conseillèrent à Fafard de
retourner en France s'il ne voulait pas perdre la vie. Muni
d'un certificat médical, il se résigna à
rentrer moins de trois mois après le début de sa
pêche 16.
Le 27 juillet, à 5 heures de l'après-midi, Jean
Marin Le Roy pris son point de partance (44 degrés 20
minutes de latitude Nord, 24
lieues 17
à l'intérieur du Banc). Les vents étaient
au S¼SO, beau
frais 18.
Il fit route toutes voiles dehors vers l'E¼NE puis l'ENE
et cingla environ 44 lieues deux tiers jusque vers 6 heures
du matin. On sonda et trouva 33 brasses d'eau. Trois heures
plus tard, à 9 heures, on jeta de nouveau le plomb de
sonde au fond de l'eau et compta 70 brasses de profondeur. Le
navire avait quitté le Banc par la latitude de 44
degrés 35 minutes et 335 degrés 07 de longitude.
Le 29 juillet, le frère du contremaître tomba
malade d'un grand mal d'estomac, pris de fièvre. Puis
les matelots se rétablirent le 9 et le 14 août.
Le mardi 21 août à 4 heures de l'après-midi,
le Maréchal de Saxe fut abordé par un
lamaneur du Havre-de-Grâce. Plus tard, vers une heure et
demie du matin, le 22, un pilote de Honfleur s'approcha du
navire dans une
biscayenne 19
armée de six hommes. Il conduisit le Maréchal
de Saxe dans son port d'origine vers les 2 heures et demie
ou 3 heures du matin. Tous avaient survécu, mais la
pêche était un échec. La misère
allait être le lot à partager par les membres de
l'équipage du capitaine Fafard et leurs familles.
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